Bernard Tribondeau



Dernières nouvelles du monde

Elles grognent, Capitaine !

desetesBT-46

Début juillet, le début de la marée montante signifie le retour des bateaux de pêche.Voilà les « yoles », ces embarcations traditionnelles de la Gironde, avec leur « tau » de couleur - une voile faisant également office d’abri - qui entrent en procession dans le chenal, avant de décharger leur cargaison sur la cale du port.
Il y a là Bébert, Capitaine, à la réputation du plus habile pêcheur de maigres de l’estuaire,
Louis et son second Marcel, Jojo … Les belles années, une quinzaine de bateaux prend ses quartiers d’été à Talmont pour chasser les grognards, les maigres, ces gros poissons pouvant atteindre trente kilos…
Lors des grandes pêches, les yoles sont tellement chargées à ras bord de poissons argentés que l’eau envahit parfois l’embarcation, obligeant les pêcheurs à écoper. Sitôt la proue des barques calée sur la berge, les bêtes sont prises à bras le corps, lancées à terre, hissées sur le quai, accrochées et pesées à la balance romaine par des gaillards du coin, éventrées, la tripaille se répandant dans une odeur de vase et de sang sur les pierres brûlantes, avant de finir dans de grands tonneaux pestilentiels envahis de mouches.
Enfin, passés de la main à la main, les maigres rejoignent les fourgonnettes des poissonniers et des restaurateurs. Une demie-heure plus tard, ne restent sur l’herbe que les prises destinées aux habitués, dont mes parents font partie.
A peine revenu à la maison avec son fardeau, mon père part en quête de quelques branches de fenouil sauvage, à l’odeur caractéristique, qu’aujourd’hui encore j’associe à ces instants.
Commence alors le cérémonial de la flambée dans la cheminée. Un fagot de « javelles », des sarments de vigne, et c’est la promesse d’une belle braise, de celles qui durent longtemps. Il ne faut pas déranger le cuisinier lors des épisodes de grillades. C’est sacré. La famille, aux ordres, attend le fatidique « Ça y est, c’est prêt, dépêchez-vous ! » pour passer à table. Ma mère a profité de ces instants pour préparer un « tourta », fine galette de farine et de sel striée au couteau, qui va doucement cuire sur les braises mourantes, et que l’on dégustera à la fin du repas recouverte de beurre salé. Et pendant ce temps, le calme revenu sur le port, à l’abri des regards, la vieille B…, un peu folle dit-on, vient chercher dans les tonneaux pestilentiels les laitance et les foies noyés dans la tripaille pour en faire sa pitance.

Au fil des ans, les maigres vont se faire plus rares en Gironde, trop pêchés et ayant changé de lieux de migration. Moins de maigres, moins de pêcheurs, moins de yoles. Le chenal de Talmont, les derniers étés de ma jeunesse, n’abritera plus que quelques taus colorés.

desetesBT-48
quadrapechedesetesBT-53
August 1966
July 1966
July 1965
© 2024- Bernard Tribondeau Contact