Bernard Tribondeau



Dernières nouvelles du monde

Introduction

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Une fin de matinée. La lumière, très blanche, s’infiltre dans la pièce. Je suis allongé sur le vieux canapé, avec sa couverture rouge élimée, juste en dessous de la fenêtre ouverte. De la ruelle parviennent quelques bribes de conversation, des rires d’enfants qui jouent. Au-dessus de ma tête, accrochés au mur chaulé de blanc, une vieille épée rouillée et une toile représentant le village. La peinture n’est pas très adroite, le coup de pinceau empâté.
J’ai douze ans, je suis en vacances dans la maison de mon arrière grand-père. C’est loin, c’est maintenant.

Talmont aller-retour

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Vite, un dernier coup d’oeil, presque en cachette. Comme un exorcisme. Les « rouches » du marais cachent déjà le village, île flottant dans la brume des mirages d’été.
Comme chaque année, vers la mi-août, le taxi est venu nous chercher. Il doit être dix-neuf heures. Le train de Royan part à vingt heures trente, et il ne faudrait pas être en retard. Il faut une demie heure à peine pour rejoindre la gare, mais sait-on jamais …
Comme chaque année vers la mi-août, on a chargé les bagages, mis les vélos sur le toit du taxi, fermé la maison, dit au revoir aux voisins.
Comme chaque année à la mi-août, Monsieur R…, le taxi, a ôté sa casquette, a demandé si les vacances s’étaient bien passées.
Puis la Ford Taunus a fait le tour du bourg, bifurqué au carrefour de la Flandre, et s’est engagée sur la grande ligne droite qui longe la baie.
Vite, un dernier coup d’oeil. L’église va disparaitre au prochain tournant, il ne faut surtout pas rater cet instant, comme faire un voeu en regardant les étoiles filantes. Si j’arrive à apercevoir l’église jusqu’au bout, c’est certain, je reviendrai.
L’été d’après, bien plus tard, je ne suis pas revenu. J’ai abandonné le village, mis de côté les souvenirs, remisé les histoires familières. Pendant des années, mes étés d’enfance et d’adolescence ont disparu derrière les vitres poussiéreuses du taxi …
Et puis, je suis retourné à Talmont sur Gironde.

Du lait et du pineau

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Entre la presqu’île de Talmont et le village de Meschers s’étend le marais. D’un côté de la route, longue ligne droite qui prend le vent de face lors des marées, la baie avec l’embouchure de la Gironde en point de mire, couleur caramel à mer haute, brun vaseux aux basses eaux.
De l’autre côté, le marais. Ou plutôt de vastes prairies tantôt laissées en jachère, tantôt cultivées de céréales. Lors de ces étés où les blés occupent le terrain, il règne début juillet cette odeur des épis coupés, chauffés par le soleil, qui attendent d’être ramassés en gros rouleaux balisant le paysage. Cette odeur, celle du pain en train de cuire, c’est la première odeur des vacances. Aujourd’hui encore au temps des moissons, où que je sois, j’ai cette image du marais chauffé à blanc en tête.
Le blé coupé nous accompagne dès le premier soir de villégiature. Il faut aller chercher le lait à «la Cabane», une ferme située à quelques kilomètres du village, exploitée par des amis de la famille. Des métayers trimant dur, plein de bon sens charentais, qui ne crurent jamais que l’homme avait marché sur la Lune.
Nous nous rendons à la Cabane en vélo, première mise en jambes pour de futures escapades. Au bout d’un chemin terreux, la vieille ferme nous accueille. Dix neuf heures, c’est l’heure de la traite. On remplit nos deux bouteilles de lait chaud, mon père discute un peu avec les métayers, nous admirons les vaches au repos dans l’étable. Une caresse au chien des lieux, et nous repartons vers Talmont avec le précieux breuvage, dont une partie finira dans une assiette, soigneusement remisée dans le placard, afin de faire du lait caillé, fromage rustique dont raffole mon paternel.

Certains soirs, comme chaque soir auparavant lorsque nous étions petits, le lait vient à nous. La grosse camionnette noire de la ferme stationne à l’entrée du bourg. Dans l’abri des bus de la Compagnie d’Aunis et Saintonge, sur les quelques bancs alentours, vieilles et vieux du village attendent la livraison, bouteilles à la main. Ca papote et ça jacasse, patois saintongeais, tabliers aux couleurs passées, robes noires élimées. La fille des métayers de la Cabane sert tout ce beau monde, entourée de ses bidons d’aluminium scintillants de blanc laiteux.

Le second rituel à accomplir au plus vite après notre arrivée est de rendre visite à des amis de longue date de la famille, les V… Ils demeurent au Caillaud, petit bourg jouxtant Talmont, perché sur une belle falaise ornée de carrelets de pêcheurs.
Le rendez-vous a toujours lieu à midi, à l’heure de l’apéritif. Réunis autour de la grande table - toile cirée collante, verres Duralex patinés - le maître de maison débouche une bouteille de pineau des Charentes de son cru. N…, grand bonhomme à la trogne burinée, un éternel sourire plissant ses yeux, les bras brûlés par le soleil, impeccable dans son costume paysan et sa chemise blanche, le béret vissé éternellement sur le crâne.

A la discussion, qui porte inévitablement sur les événements, petits et grands, de l’année passée, se mêle parfois son gendre, personnage dont le physique me fascine. Homme charmant à la conversation limitée, il souffre d’un rhinophyma, son nez boursouflé et lie de vin captant toute mon attention. Au point de se demander si son appendice ne va pas finir par lui éclater à la figure…
On ne quitte la table qu’une fois la bouteille de pineau terminée, reprenant nos bicyclettes pour retourner cahin-caha déjeuner à la maison. Les vacances peuvent enfin commencer.

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Elles grognent, Capitaine !

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Début juillet, le début de la marée montante signifie le retour des bateaux de pêche.Voilà les « yoles », ces embarcations traditionnelles de la Gironde, avec leur « tau » de couleur - une voile faisant également office d’abri - qui entrent en procession dans le chenal, avant de décharger leur cargaison sur la cale du port.
Il y a là Bébert, Capitaine, à la réputation du plus habile pêcheur de maigres de l’estuaire,
Louis et son second Marcel, Jojo … Les belles années, une quinzaine de bateaux prend ses quartiers d’été à Talmont pour chasser les grognards, les maigres, ces gros poissons pouvant atteindre trente kilos…
Lors des grandes pêches, les yoles sont tellement chargées à ras bord de poissons argentés que l’eau envahit parfois l’embarcation, obligeant les pêcheurs à écoper. Sitôt la proue des barques calée sur la berge, les bêtes sont prises à bras le corps, lancées à terre, hissées sur le quai, accrochées et pesées à la balance romaine par des gaillards du coin, éventrées, la tripaille se répandant dans une odeur de vase et de sang sur les pierres brûlantes, avant de finir dans de grands tonneaux pestilentiels envahis de mouches.
Enfin, passés de la main à la main, les maigres rejoignent les fourgonnettes des poissonniers et des restaurateurs. Une demie-heure plus tard, ne restent sur l’herbe que les prises destinées aux habitués, dont mes parents font partie.
A peine revenu à la maison avec son fardeau, mon père part en quête de quelques branches de fenouil sauvage, à l’odeur caractéristique, qu’aujourd’hui encore j’associe à ces instants.
Commence alors le cérémonial de la flambée dans la cheminée. Un fagot de « javelles », des sarments de vigne, et c’est la promesse d’une belle braise, de celles qui durent longtemps. Il ne faut pas déranger le cuisinier lors des épisodes de grillades. C’est sacré. La famille, aux ordres, attend le fatidique « Ça y est, c’est prêt, dépêchez-vous ! » pour passer à table. Ma mère a profité de ces instants pour préparer un « tourta », fine galette de farine et de sel striée au couteau, qui va doucement cuire sur les braises mourantes, et que l’on dégustera à la fin du repas recouverte de beurre salé. Et pendant ce temps, le calme revenu sur le port, à l’abri des regards, la vieille B…, un peu folle dit-on, vient chercher dans les tonneaux pestilentiels les laitance et les foies noyés dans la tripaille pour en faire sa pitance.

Au fil des ans, les maigres vont se faire plus rares en Gironde, trop pêchés et ayant changé de lieux de migration. Moins de maigres, moins de pêcheurs, moins de yoles. Le chenal de Talmont, les derniers étés de ma jeunesse, n’abritera plus que quelques taus colorés.

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Tubes de l'été

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« L’un des plus beaux villages de France ». C’est écrit sur les nombreux panneaux qui jalonnent la route menant à Talmont. Impossible d’y échapper. Il est vrai que la presqu’île a du charme avec ses maisons blanches aux volets de couleur, ses roses trémières, son église au bord de la falaise, son cimetière marin… C’est sans compter sur les innombrables boutiques à touristes, souvenirs, confiseries, qui ont petit à petit dévoré les vraies maisons. Plus personne, ou presque, n’habite à Talmont désormais. C’est un village de carte postale, comme tant d’autres en France, livré au tourisme de masse, avec ses vastes parkings aménagés pour accueillir le flot de visiteurs.
Durant les années soixante, alors que le village est habité à l’année par quelques dizaines de personnes, il n’y a que peu de commerces à demeure. Alors, chaque semaine, passent les commerçants ambulants dans leurs « tubes » Citroën aménagés. Il y a là le boulanger, à qui on commande le pain à l’avance, de ces grosses miches pouvant se conserver plusieurs jours, parfois aussi des galettes au beurre, que l’on emmène à la plage pour le quatre-heure. Le boulanger passe en bas de la rue, klaxonnant pour annoncer sa venue. Et si par hasard on rate le rendez-vous, il y a encore une chance de récupérer sa commande quelques instants plus tard, sur la place de la Mairie.

Deux bouchers, l’un de Meschers, sur la côte, l’autre de Cozes, dans les terres, se partagent la clientèle. Mes parents sont clients des deux, l’un pour la viande, l’autre pour la charcuterie et les tripes de veau, que ma mère cuisine religieusement chaque année. Pas de jaloux. Le boucher de Meschers m’impressionne, sa façon gouailleuse de découper la viande - tchac, tchac sur le billot - tout en discutant le bout de gras avec les clients qui font la queue derrière l’auvent de la camionnette. Je suis fasciné par ses mains, rougies par le sang, patinées par le métier, et à qui il manque un doigt, tranché lors d’une découpe malencontreuse…

Et puis il y a le quincailler, un grand monsieur maigre et moustachu, vêtu d’une éternelle blouse grise. Son tube Citroën, c’est la caverne d’Ali Baba. Un mince couloir dans le fourgon délimite tant bien que mal une forêt d’ustensiles de cuisine, de balais, de serpillères, d’accessoires de ménage et de bricolage débordant des étagères aménagées dans les flancs du véhicule. Quand le père G. ouvre l’auvent, une odeur de savon et de lessive confinée se répand sur la place…

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August 1966
July 1966
July 1965
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