A la Porte d'Apollon

Une chronique grecque, 1980-2015

Desenchante38




ψωμί, φιλία, ευφορία*


Au milieu des tables du « Naxos by Night » le bien-nommé, la chanteuse à la jupe rose trop courte égrène ses tubes improbables. Passablement émêchés, les clients lui jettent des fleurs chèrement acquises par poignées. On s'amuse bien en Grèce en ces années 90.

Mes amis Laurence et Spiros ont eux aussi ouvert leur bar, le Naxos Café. Blotti dans les ruelles de la vieille ville, c'est un endroit « cosy » ou l'on se retrouve entre habitués. Des jeunes, des touristes, des expatriés, mais également des pêcheurs et des paysans du coin. Raki et ouzo aidant, les bonnes histoires sont légion. Comme celle de ce berger arrivant un soir la main bandée et l'air passablement agacé. « Que t'est-il arrivé ? » « Rien, mon âne ne voulait plus avancer, alors, pour le faire obéir, je lui ai donné quelques bons coups de poing sur le crâne. J'ai dû taper un peu fort, parce que je me suis cassé le poignet, et l'âne, lui, il est mort ! » Rigolade assurée.

Et puis Manolis est né. Le Naxos Café a dû fermer. Au mariage de Laurence et Spiros, on en a profité pour baptiser « Manolaki ». Là encore, le raki a coulé à flots, histoire de finir le siècle en beauté.


Le temps des grands bateaux blancs


A l'embarcadère de Paros, accrochée aux grilles, il y a une grande photo jaunie et poussiéreuse montrant un monstre d'acier qui se précipite sur un gamin fuyant la mer à toutes jambes. Le monstre, c'est l'Apollon Express qui accoste. Belle mais curieuse image pour vanter les liaisons maritimes...
Au Pirée, ce matin, justement, le ferry de 7 heures 30, c'est l'Apollon Express. Un jour sur deux, il fait la navette avec les îles. Le Santorini Express prend le relais. Cers bateaux n'ont d' « express » que le nom, ils accusent le poids des ans, s'arrêtent partout, sont souvent en retard. Mais ils ont un charme fou. On y embarque dans un désordre bruyant, en côtoyant le gitan pourvoyeur de poulets, le pope qui rejoint ses ouailles, le touriste en tongues et sac à dos, le vendeur ambulant de babioles qui quittera le bord juste avant l'appareillage. « παρακαλώ, παρακαλώ **… », les consignes inaudibles grésillent. C'est parti pour 6 ou 7 heures de traversée, ponctuée par les aller-retours au bar, pour siroter un café frappé ou grignoter un sandwich toasté insipide.

Dimitroula, Super Naias, Poseidon Express, Romilda, Marina, Olympia … ils ne savent pas que leur temps est désormais compté.

Le 26 septembre 2000, en route pour la Grèce, au large de l'Italie, la télévision du ferry annonce la nouvelle. L'Express Samina, qui relie le Pirée aux Cyclades, vient de couler en heurtant un rocher à quelques encablures de Paros. La météo était mauvaise, et l'équipage regardait un match de football à la télévision... Il y a des dizaines de morts et de disparus, impossible de connaître le nombre exact de victimes puisqu'on ne sait pas combien de passagers ont embarqué. Deux jours plus tard, l'ensemble de la flotte des ferries grecs est clouée à quai pour inspection. Les grands bateaux blancs ne s'en remettront jamais.


*Du pain, des amis, de la joie
**"Attention, attention …"